Abdeslem Azdem: La moitié qui exprime le tout

M’barek Housni

Voilà l’image présente de tout ce que nous tendons à devenir
Et aussi, le passé  et l’avenir présents
Tout y a concouru : non seulement la chair des trois règnes, mais l’action des trois éléments : l’air, l’eau, le feu
Et l’espace et le temps.

Francis Ponge (La Terre)

Le constat offert à l’œil

La tête, elle est penchée. Juste un peu. Comme si ça a été fait à la suite d’une légère poussée d’une main ou par l’effet d’un souffle de vent assez fort. Une tête impersonnelle mais montrant à chaque fois un stigmate, un signe, une cicatrice. Elle est blanchâtre ou affichant un ocre chaud au-dessus d’un demi corps lui-même souffrant d’une amputation de taille: une bonne partie des membres supérieurs. Des bustes de grés cuits. Un passage par le feu et par la terre qui ressemble à un baptême qui marque une naissance au monde sensible. Or accolé déjà d’un lourd poids existentiel. Car il est l’œuvre d’un artiste dont la main est traversée de soubresauts communiqués par des idées d’ontologie. Les bustes nous regardent non pas avec des yeux qu’ils n’ont pas, mais avec les mouvements qui lui sont imprimés. Ce penchement de côté est une position vis-à-vis de ce qui demande une réplique visible, un acte symbolique. Comme pour regarder de près une situation à voir d’une autre manière, ou pour laisser passer un air inconfortable pour le bien-être d’un moment, d’une vie.

Imagine – Sculpture de Abdeslem Azdem

Les dessous d’une statutaire intrigante

Ce qui nous incite à le croire, l’artiste l’explicite amplement. Les bustes sont chargés, parcimonieusement et à dessein, de messages dessinés, portent des creusements carrés à la place du cœur, des boules pleines, des stries, des éraflures. De la matière est amputée de l’intérieur pour rendre compte, comme l’évidence le suggère clairement, de l’affect touché. Mais aussi de la matière est adjointe pour doter le sculpté d’un signe approfondissant les sensations éprouvées.

C’est que les bustes représentent des êtres touchés dans leurs sentiments, vivant tranquillement le questionnement ontologique, à fond. Ils ne se contentent pas d’être des moitiés, une enveloppe avec une apparence charnelle exposée aux aléas du temps et aux coups que son écoulement afflige. Là, force est de constater aussi que  ce n’est guère fortuit ou juste un capricieux désir incontrôlé ce fait de peindre les poitrines de ces bustes inclinés les rendant du coup des sortes de toiles où l’artiste exerce cet autre action qui est sienne: la peinture.

Peinture, l’autre pendant de la sculpture

Ça interpelle et ça intrigue. Présenter ainsi un être démembrée et possédant un tronc montrant des peintures et des cavités, a de quoi susciter l’œil interrogatif et ouvrir grand ouvert le champ de la spéculation réflexive. Si on ose un parallèle, on citerait les statues grecques que le temps et la main humaine a «vandalisé», sans préméditation, et sans arriver à leur ôter aucunement leur pouvoir magique d’émouvoir à fond, et leur beauté indépassable.

Entre peinture et sculpture, Abdeslem Azdem nous fait sentir l’impact des mots de Paul Valery à propos du pouvoir de l’art lorsqu’il dit «Une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous voyons». Ainsi il distribue sa matière ça et là en optant pour une économie de moyens mûrement méditée. La poitrine du buste, la toile carrée, le papier mâché, reçoivent de la couleur des taches de peu couleur vive, le fond étant la plupart du temps terreux ou ensablé. Une répartition donc de coloration, de raclements, de griffures, de marquage par des signes, de soustractions, qui s’avèrent être des inscriptions non pas pour désigner un existant mais pour l’alourdir de nouveautés ayant l’aspect direct d’une exploration de l’impact de l’œuvre sur l’esprit (malgré les courbes et les lignes et les volumes naturels des sculptures).

On estime que c’est dans le but d’assister l’empreignement d’impressions fortes. Car les statues semblent dégager des émotions intérieures, du fait qu’elles suscitent une spiritualité qui est tendance plus qu’émanation à cause de la crise existentielle citée ci-haut. Et ce qui nous réconforte dans cette réflexion tient sa source dans les toiles de l’artiste dont la thématique et l’approche ressemblent à ceux montrés par les sculptures. Des moitiés de corps (d’êtres à vrai dire) avec les mêmes inclinaisons de tête et les mêmes cavités carrées à la place du cœur. Un égal élan gouverne l’un ou l’autre art, seul le support change. Toujours cette économie et cet éparpillement de la matière par petits bouts sur des surfaces planes non encombrés. Voyage galactique miniaturisé, baignade de morceaux de tissus ou de fils dans une immensité noire. L’expressionnisme prôné par A. Azdem est clair, abordable, ce qui n’empêche pas sa puissance de suggestion. L’aller-retour entre le modelage de la terre et l’étalement des aplats de couleur (ou autre composant) s’effectue «normalement». Une normalité d’instinct. Il est à l’aise dans les deux pratiques du moment qu’il arrive à exécuter son «idée» et la fait exister. L’idée de l’homme à  la recherche d’un bonheur hypothétique.. Toutefois cette recherche vaut s’être peinte et sculptée.

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

X